CHAPITRE II

 

Lorsque Pitt s’éveilla, il faisait encore nuit. Il ne savait pas combien de temps il avait dormi. Peut-être ne s’était-il assoupi qu’un instant. Il pouvait aussi bien être resté plongé dans un profond sommeil des heures durant. Il ne le savait pas, et ne s’en préoccupait pas davantage. Le sommier métallique de la couchette de l’Armée de l’Air gémit tandis qu’il se tournait à la recherche d’une position plus confortable. Mais le sommeil profond et douillet l’avait abandonné. Son esprit conscient tenta malaisément d’en découvrir la raison. Était-ce à cause du ronronnement continu du conditionnement d’air ? Il avait l’habitude de piquer des sommes dans le terrible tintamarre des moteurs d’avion, ça ne pouvait donc être cela. C’était peut-être dû à une galopade de cafards dans la pièce. Dieu sait que Thasos pullulait de ces bestioles. Non, il s’agissait d’autre chose encore. C’est alors qu’il comprit. La solution perça les brumes de son esprit ensommeillé. C’était l’autre partie de son cerveau, cette zone inconsciente, qui le gardait éveillé. Pareille à un projecteur de cinéma, elle repassait le film des événements étranges de la veille, sans arrêt, encore et encore.

L’une des images qui lui traversaient l’esprit sortait du lot. Il s’agissait d’une photographie faisant partie des collections du Musée Impérial de la Guerre. Pitt parvenait à s’en souvenir dans les moindres détails. L’appareil avait saisi un aviateur allemand posant devant un chasseur de la Première Guerre mondiale. Il était revêtu de l’accoutrement des pilotes de cette époque, et sa main droite reposait sur la tête d’un gigantesque berger allemand au pelage blanc. Le chien, sans aucun doute une mascotte, haletait et gardait la tête levée vers son maître, l’air protecteur. Le pilote regardait fixement l’objectif, et son visage un peu enfantin semblait bien nu sans ces habituelles cicatrices gagnées lors de duels et sans le monocle qu’arboraient traditionnellement les officiers prussiens. Pourtant, la fierté militaire teutonne se distinguait facilement dans le fin sourire empreint d’insolence et dans la pose rigide et sévère.

Pitt se souvenait même de la légende qui courait sous la photo :

Le Faucon de Macédoine

Lieutenant Kurt Heibert, de l’Escadrille des Chasseurs 91, qui remporta 32 victoires contre les Alliés sur le Front de Macédoine ; l’un des as les plus remarquables de la Grande Guerre. Présumé abattu et disparu en Mer Egée, le 15 juillet 1918.

Pendant quelque temps, Pitt resta étendu dans l’obscurité. Je n’arriverai plus à retrouver le sommeil cette nuit, pensa-t-il. Il se redressa, et, s’appuyant sur un coude, fouilla le plateau de la table de nuit, à la recherche de sa montre Oméga. Il l’approcha de ses yeux. Le cadran lumineux indiquait 4 heures 09. Alors, il s’assit au bord du lit et posa les plantes de ses pieds nus sur le plancher recouvert de carreaux de vinyle. Un paquet de cigarettes traînait à côté de la montre, il en sortit une et l’alluma à l’aide d’un briquet Zippo en argent. Aspirant une longue bouffée, il se mit debout et s’étira. Il fit la grimace ; les muscles de son dos étaient parcourus d’élancements dus aux claques que lui avaient administrées les recrues de Brady Field, juste après que lui et Giordino furent descendus du cockpit du PBY. Pitt sourit dans le noir en repensant aux chaleureuses poignées de mains et aux félicitations qui lui avaient été adressées de toutes parts.

Le clair de lune, se glissant par la fenêtre dans le quartier des officiers, et l’air déjà chaud du petit matin achevèrent de réveiller Pitt. Il ôta son short et farfouilla dans sa valise à la lueur de cette faible lumière. Il finit par reconnaître au toucher la forme d’un slip de bain, qu’il enfila aussitôt. Puis, après avoir saisi une serviette dans la salle de bains, il sortit dans la nuit tranquille.

Dehors, l’éclat de la lune méditerranéenne enveloppa son corps. Elle conférait au paysage un bizarre aspect fantomatique et dénudé. Le ciel était entièrement parsemé d’étoiles parmi lesquelles on remarquait la Voie Lactée, dessinée en blanc sur fond de velours noir.

Pitt suivit lentement le sentier longeant le quartier des officiers, en direction de l’entrée principale. Il s’arrêta un instant, pour examiner la piste d’envol déserte. Il remarqua que, parmi les rangées de lampes multicolores bordant la piste, apparaissaient de nombreuses zones sombres. Les ampoules de signalisation ont dû être détruites pendant l’assaut, pensa-t-il. Néanmoins, la configuration générale restait facilement lisible pour un pilote obligé de se poser la nuit. Par-delà les points lumineux, il pouvait apercevoir la forme sombre du PBY, rangé comme à l’abandon à l’autre bout du hangar, pareil à un canard dans son nid.

Les impacts de balles sur le fuselage du Catalina s’étaient révélés moins graves que prévu et le service d’entretien de la base avait promis de s’en occuper en priorité dès le matin ; la réparation allait prendre trois jours. Le Colonel James Lewis, l’officier commandant la base, avait présenté ses excuses pour ce délai, mais le plus gros de l’équipe de maintenance devait concentrer ses efforts sur les jets endommagés et sur le Cargomaster C-133 restant. Pour ces quelques jours, Pitt et Giordino avaient accepté l’hospitalité du Colonel et décidé de rester à Brady Field, en utilisant la baleinière du First Attempt pour circuler de la plage au navire. Cet arrangement avait été pris à la satisfaction générale. En effet, l’espace vital à bord du First Attempt était réduit à sa plus simple expression et c’était un peu comme s’il avait été fourni en prime.

— Un peu tôt pour piquer une tête, tu ne penses pas, mon gars ?

La voix sortit Pitt de ses pensées, et il se rendit compte qu’il se tenait juste sous la clarté blanche des projecteurs installés au sommet de la guérite des gardiens, à l’entrée principale. La cabine était placée au beau milieu d’une sorte d’îlot aménagé entre la voie qui pénétrait dans le camp et celle qui en sortait, et était juste assez grande pour qu’un homme puisse s’y installer. Un policier de l’Armée de l’Air, trapu et plutôt costaud, jaillit de la guérite et se mit à examiner Pitt de plus près.

— Je n’arrivais pas à dormir, lança ce dernier, et il se sentit aussitôt un peu bête de n’avoir rien trouvé de plus original.

— Je peux pas dire que ça m’étonne, répondit le policier. Après tout ce qui s’est passé aujourd’hui, je serais plutôt surpris que quelqu’un réussisse à ronfler.

Le simple fait d’évoquer le sommeil provoqua une sorte de réflexe chez la sentinelle, qui ne réussit pas à étouffer tout à fait un bâillement.

— Vous devez sacrement vous emmerder, à rester là tout seul pendant la nuit, dit Pitt.

— Ouais, c’est plutôt assommant, dit le policier, agrippant d’une main sa ceinture tandis que l’autre restait serrée sur la crosse d’un Colt 45 automatique, attaché à hauteur de sa hanche.

— Si vous avez dans l’idée de quitter la base, reprit la sentinelle, il vaudrait mieux me montrer votre passe.

— Désolé, je n’en ai pas.

Pitt avait oublié de demander au Colonel Lewis un laisser-passer pour entrer et sortir de la base.

Un air crâne et obstiné passa sur le visage de l’agent.

— Alors, il va vous falloir retourner vers les casernes et aller le chercher.

Il chassa un papillon nocturne qui passait devant ses yeux, voletant dans l’éclat d’un projecteur.

— Ça va être une perte de temps, répondit Pitt, avec un léger sourire. Je ne possède même pas de laissez-passer.

— Ne joue pas à l’idiot avec moi, mon petit gars. Personne ne franchit cette barrière sans passe. Tu n’as pas pu entrer si tu n’en as pas.

— C’est ce que j’ai pourtant fait.

Le regard de la sentinelle devint soupçonneux.

— Et comment est-ce que tu as bien pu t’y prendre ?

— En volant.

L’agent militaire resta un instant sous le coup de la surprise. Ses yeux brillaient dans la lumière des projecteurs. Un autre papillon voleta à proximité de son casque blanc, mais il n’y prit pas garde. Puis, il finit par comprendre et s’exclama :

— Vous êtes le pilote de cet hydravion Catalina !

— Je plaide coupable, dit Pitt.

— Eh bien, j’ai envie de vous serrer la main, dit le garde avec un large sourire. C’était la plus belle démonstration de pilotage que j’ai vue de ma vie.

Il tendit sa large main. Pitt la prit dans la sienne et fit une petite grimace. Il possédait pour sa part une solide poignée de main, mais elle semblait chétive comparée à celle du garde.

— Je vous remercie, dit Pitt, mais je me sentirais encore beaucoup mieux si mon adversaire s’était écrasé.

— Oh, bon sang, il ne peut pas être allé très loin. Ce vieux tas de ferraille faisait une fumée d’enfer en dépassant les collines là-bas.

— Est-ce qu’il aurait pu s’écraser de l’autre côté ?

— Aucun espoir. Le colonel a envoyé l’escadron de jeeps de la Police de l’Air en entier fouiller l’île, pour mettre la main dessus. On a cherché jusqu’à la tombée de la nuit, sans rien trouver.

Il prit un air dégoûté.

— Ce qui me fait le plus chier, c’est d’être rentré trop tard pour la bouffe.

Pitt sourit.

— Il s’est peut-être abîmé en mer, ou bien il a atteint le continent avant de tomber.

La sentinelle haussa les épaules.

— Ça se peut. Mais il y a au moins une chose de sûre : il n’est plus sur l’île. Vous avez ma garantie personnelle à ce sujet.

Pitt se mit à rire.

— Elle me convient parfaitement.

Il jeta sa serviette sur son épaule et réajusta son slip de bain.

— Et maintenant, ce serait gentil à vous...

— Seconde Classe Moody, sir.

— Je suis le Major Pitt.

Le visage de la sentinelle blêmit.

— Oh, je m’excuse, sir. Je ne savais pas que vous étiez officier. Je croyais que vous faisiez partie de ces civils qui travaillent pour la NUMA. Je vous laisse sortir pour cette fois, Major, mais ça me ferait plaisir que vous ayez un laisser-passer.

— Je m’en occupe dès que j’ai pris mon petit déjeuner.

— On me relève à 08 h 00. Si vous n’êtes pas encore rentré à ce moment-là, je passerai la consigne pour qu’on vous laisse rentrer sans problème.

— Merci, Moody. Peut-être qu’on aura l’occasion de se revoir.

Pitt s’éloigna. Il emprunta le chemin qui descendait vers la plage.

Il marchait du côté droit de la petite route pavée et, au bout d’un kilomètre et demi, déboucha sur une baie entourée de hautes rocailles escarpées. Il aperçut un chemin dans le clair de lune, et il le suivit jusqu’à ce que ses pieds s’enfoncent légèrement dans le sable de la plage. Il abandonna sa serviette et s’avança vers la mer. Une vague déferla ; son écume blanche vint mousser sur la bande de sable humide et dure et lui lécha les pieds. La vague expirante hésita un moment, puis se retira, formant le creux pour la suivante. C’est à peine si l’on sentait le souffle du vent, la mer scintillait dans un calme relatif. La lune promenait ses reflets sur l’eau sombre et y laissait des traînées d’argent qui tremblaient à la surface jusqu’à l’horizon, où mer et ciel se mélangeaient dans les ténèbres les plus noires. Pitt s’imprégna de cette atmosphère chaude et apaisante, puis il s’engagea dans l’eau, et se mit à nager le long des traits argentés.

Un sentiment profond envahissait toujours Pitt lorsqu’il se trouvait seul, à proximité de la mer. C’était comme si son âme s’échappait de son corps, et qu’il devenait une chose sans substance et sans forme. Son esprit s’en trouvait nettoyé et purifié : tout travail mental cessait et ses pensées se dissipaient. Il ne restait vaguement conscient que du chaud et du froid, du goût, du toucher et de ses autres sens, excepté l’ouïe. Il percevait le silence dans son néant le plus absolu ; le plus formidable, mais le moins connu des trésors humains. Oublieux pour l’heure de toutes ses défaillances, de toutes ses victoires et de toutes ses amours, sa vie elle-même était anéantie, diluée dans le silence.

Il resta allongé comme une dépouille mortelle pendant presque une heure, flottant au gré des vagues. Finalement, une petite onde vint frapper son visage et, sans le vouloir, il aspira quelques gouttes d’eau salée. Il se mit à tousser, pour se débarrasser de cette gêne, et il fut à nouveau conscient de ses sensations corporelles. Sans s’inquiéter de sa progression, il glissa sur les flots, toujours couché sur le dos, et sans efforts visibles. Lorsque ses doigts se replièrent en entrant en contact avec le fond sableux, il cessa de nager et dériva vers la plage comme une épave flottante. Ensuite, il se traîna sur le sable jusqu’à ce que la moitié de son corps soit hors de l’eau, laissant les vagues rouler autour de ses jambes et de ses fesses. La chaude plage baignée par la Mer Egée prenait forme dans la faible lumière. La peau caressée par le sable,, il s’endormit.

Les étoiles commençaient à s’éteindre les unes après les autres dans la pâle clarté de l’aube naissante lorsqu’un signal d’alarme retentit dans l’esprit de Pitt, et le rendit brusquement conscient d’une présence. Il s’éveilla instantanément, mais ne fit d’abord aucun geste, se contentant d’observer les environs au travers de ses paupières mi-closes. Il parvint à distinguer une ombre qui se tenait près de lui. Faisant le point en tendant le regard dans la timide lumière, il essaya de discerner le détail des formes. Petit à petit, une silhouette se matérialisa. Il s’agissait d’une femme.

— Bonjour, dit-il en s’asseyant.

— Oh, Mon Dieu, sursauta la femme.

Elle mit la main devant sa bouche comme pour retenir un cri.

Il faisait encore trop sombre pour qu’il parvienne à distinguer l’effroi qui passait dans ses yeux, mais Pitt savait qu’il était bien là.

— Je suis désolé, dit-il doucement. Je ne voulais pas vous effrayer.

La main s’abaissa lentement. La femme demeura debout près de Pitt, les yeux fixés sur lui. Elle finit par retrouver la voix.

— Je... Je croyais que vous étiez mort, dit-elle en balbutiant quelque peu.

— Je ne peux vraiment pas vous en vouloir. Je suppose que si j’avais buté sur quelqu’un donnant dans les vagues à une heure aussi matinale, c’est ce que j’aurais imaginé moi aussi.

— Vous m’avez donné un sacré choc, vous savez, en vous relevant comme ça et en vous mettant à parler.

— Je vous présente à nouveau toutes mes excuses.

Tout à coup, Pitt se rendit compte que cette femme parlait anglais. Son accent était manifestement britannique, avec toutefois une légère pointe d’accent germanique. Il se mit debout.

— Permettez-moi de me présenter : mon nom est Dirk Pitt.

— Je m’appelle Teri, dit-elle, et je ne peux pas vous dire à quel point je suis heureuse de vous voir vivant et en parfaite santé, monsieur Pitt.

Elle n’avait pas précisé son nom de famille, et Pitt ne l’interrogea pas à ce sujet.

— Croyez-moi, Teri, tout le plaisir est pour moi.

Il montra la plage du doigt.

— Est-ce que vous voulez vous joindre à moi pour m’aider à faire lever le soleil ?

— Merci, dit-elle en riant, ça me plairait beaucoup. Mais je dois vous avouer que c’est à peine si j’arrive à supporter votre vue. Pour ce que j’en sais, vous pourriez tout aussi bien être un monstre ou quelque chose du genre.

Il y avait une note d’amusement dans sa voix.

— Qui me dit que je peux avoir confiance en vous ? reprit-elle.

— Pour être tout à fait honnête, vous ne devriez pas. Il faut que je vous fasse un aveu : je viens d’agresser deux cents vierges innocentes dans les environs.

L’humour de Pitt était exagérément effronté, mais il savait que c’est une bonne manière de tester la personnalité d’une femme.

— Oh zut ! J’aurais tellement aimé être le numéro deux cent un sur cette liste, mais malheureusement je ne suis pas une vierge innocente.

Il y avait assez de luminosité à présent pour que Pitt puisse apercevoir l’éclat de ses dents découvertes par son sourire.

— Puis-je espérer que vous ne m’en tiendrez pas rigueur ? demanda-t-elle.

— Il est vrai que je suis très à cheval sur ce genre de principes. Mais si vous me juriez de garder le silence sur le fait que le numéro deux cent un de ma liste n’était pas pure comme neige... Vous comprenez, ma réputation de monstre ne tiendrait pas longtemps si cela s’apprenait.

Ils éclatèrent de rire, puis s’installèrent sur la serviette de Pitt et continuèrent à bavarder alors que le chaud soleil se levait, surgissant de la Mer Egée. Tandis que la grosse orange flamboyante dardait ses premiers rayons dorés de l’autre bout de l’horizon, Pitt promena ses regards sur la femme baignée de cette lumière toute neuve, et l’observa plus attentivement.

Elle avait dans la trentaine, et portait un bikini rouge. Ce maillot n’était pas du genre exagérément minuscule, même si la moitié inférieure n’apparaissait que cinq bons centimètres sous le nombril. Sa texture possédait l’éclat du satin et moulait son corps comme une seconde peau. Son physique présentait un séduisant mélange de grâce et de fermeté ; son ventre était lisse et plat et ses seins étaient parfaits, ni trop petits ni trop gros ou disproportionnés. Elle avait de longues jambes de couleur crème et aux mollets un peu minces. Pitt décida de ne pas tenir compte de cette légère imperfection et releva les yeux vers son visage. Son profil était délicieux. Ses traits étaient ceux d’une statue grecque, belle et mystérieuse, et auraient touché à la perfection sans une petite marque ronde apparaissant sous sa tempe droite. D’ordinaire, cette cicatrice devait se trouver cachée par ses longs cheveux noirs, mais pour l’heure elle avait ramené la tête en arrière pour profiter du soleil levant, et ses mèches d’ébène avaient roulé sur ses épaules, jusqu’à frôler le sable, et du même coup révélaient la petite tache.

Soudain, elle se tourna vers Pitt et le surprit en train de la détailler.

— Vous êtes censé apprécier le lever du soleil, lança-t-elle avec un sourire empreint d’un léger trouble.

— J’en ai déjà vu pas mal, alors que c’est la première fois que je suis face à une adorable et authentique Aphrodite grecque.

Pitt remarqua que ses yeux d’un marron profond se mettaient à briller, à cause du plaisir qu’elle ressentait à ce compliment.

— Merci de cette flatterie, mais Aphrodite était la déesse grecque de l’amour et de la beauté, et je ne suis grecque que pour moitié.

— En quoi consiste l’autre moitié ?

— Ma mère était allemande.

— Dans ce cas, il me faut remercier les dieux de vous avoir octroyé la part de votre père.

Elle fit la moue.

— Il vaudrait mieux que mon oncle n’entende pas une chose pareille.

— Le Boche typique ?

— Parfaitement. En fait, c’est grâce à lui que je me trouve à Thasos.

— Alors, il ne peut pas être tout à fait mauvais, dit Pitt, plein d’admiration devant son regard noisette. Est-ce que vous vivez avec lui ?

— Non, en réalité je suis née ici, mais j’ai été élevée en Angleterre. C’est là que j’ai subi mon éducation, et à l’âge de dix-huit ans, je suis tombée amoureuse d’un fringant vendeur de voitures et je l’ai épousé.

— Je ne savais pas que les vendeurs de voitures pouvaient être fringants.

Elle ignora sa remarque sarcastique et poursuivit.

— Il adorait piloter des voitures après son boulot, et il était bon dans ce domaine également. Il a gagné des épreuves sur circuit, des courses de côte et bien d’autres encore.

Elle haussa les épaules, et se mit à dessiner des cercles dans le sable avec un doigt.

— Et puis, un week-end, il a pris le volant d’une MG surcomprimée. Il pleuvait, il a perdu le contrôle de sa voiture et il a heurté un arbre. Il était mort avant même que j’arrive près de lui.

Pitt demeura un instant silencieux, contemplant son visage triste.

— C’est arrivé il y a longtemps ? demanda-t-il simplement.

— Cela va faire huit ans et demi, répondit-elle dans un soupir.

Pitt resta abasourdi. Puis la colère l’emporta. Quel gaspillage, pensa-t-il, quel fichu gaspillage qu’une femme splendide comme celle-là porte le deuil d’un homme pendant près de neuf ans. Plus il y songeait, et plus sa colère montait. Il pouvait voir des larmes s’écouler de ses yeux alors qu’elle était plongée dans ses souvenirs, et cette vision le rendit malade. Il tendit le bras et lui administra une lourde gifle du plat de la main, au beau milieu du visage.

Ses yeux tressaillirent, et son corps tout entier se tendit sous le choc. On aurait dit qu’elle venait de ressentir l’impact d’une balle.

— Pourquoi m’avez-vous frappée ? dit-elle en haletant.

— Parce que c’est ce qu’il vous faut, dit-il d’un ton sec, et vous en avez méchamment besoin. Ce flambeau que vous trimballez partout est usé comme un vieux paletot. Je m’étonne que personne ne vous ait jamais allongé sur ses genoux pour vous donner la fessée. Ainsi votre mari était fringant. Et alors ? Il est mort et enterré, et le pleurer pendant toutes ces années ne l’a pas fait sortir de sa tombe. Enfermez son souvenir à clé quelque part et oubliez-le. Vous êtes jolie  – vous ne devriez pas rester enchaînée à un cercueil rempli de vieux os. Vous devez vous intéresser à tout homme qui se retourne et qui vous jette un coup d’œil admiratif quand vous le croisez, et qui montre une furieuse envie de vous posséder.

Pitt se rendit compte que ses mots venaient à bout des faibles défenses de la femme.

— Maintenant, prenez ça comme vous l’entendez, reprit-il. C’est votre vie, après tout. Mais ne la gaspillez pas en jouant jusqu’à ce que vous soyez grise et flétrie.

Elle parut bouleversée, dans la lumière de l’aube, et elle éclata en sanglots. Pitt la laissa pleurer un long moment. Lorsqu’elle finit par relever la tête pour se tourner vers lui, il s’aperçut que ses joues étaient baignées de larmes, et par endroits couvertes de minuscules grains de sable qui avaient adhéré aux parties humides. Elle plongea son regard dans le sien, et il saisit une lueur dans ses yeux. Ils étaient dociles, avec également un air un peu effrayé, comme ceux d’une petite fille. Il la prit dans ses bras, et posa un baiser sur sa bouche. Ses lèvres étaient chaudes et humides.

— À quand remonte la dernière fois ? murmura-t-il.

— Pas depuis..., répondit-elle avant que sa voix ne s’éteigne.

Pitt la prit tandis que l’ombre des rochers s’étendait sur la plage, protégeant leurs corps des rayons du soleil. Un vol de bécasseaux tournoya dans le ciel avant de se poser sur la bande de sable humide, à la frontière entre l’eau et le sable. Ils trottinèrent de-ci de-là, jouant avec le ressac. De temps à autre, l’un des oiseaux dardait un œil rond vers les deux amants dans l’ombre, les observait fugitivement puis reprenait sa besogne consistant à piquer le sable de son long bec recourbé, à la recherche de nourriture. Les ombres se ramassaient sur elles-mêmes à mesure que le soleil grimpait dans le ciel. Un bateau de pêche passa en soufflant à un kilomètre environ de l’extrémité des rochers. Les pêcheurs, jetant leurs filets à la mer, étaient trop occupés pour remarquer quoi que ce soit d’inhabituel sur la plage. Au bout du compte, Pitt se redressa et contempla sous lui le visage apaisé et souriant de Teri.

— Je ne sais si je dois implorer ta gratitude ou ton pardon, dit-il d’une voix douce.

— Accepte les deux avec ma bénédiction, fit-elle dans un murmure.

Il posa un léger baiser sur ses paupières.

— Tu te rends compte de ce que tu as manqué pendant toutes ces années, dit-il avec le sourire.

— Je suis d’accord. Tu viens sans aucun doute de m’administrer le plus merveilleux des remèdes à la dépression.

— Je prescris toujours la séduction. J’en garantis l’efficacité contre les affections les plus rares de même que pour la plupart des maladies connues.

— Et quels sont vos honoraires, docteur ? demanda-t-elle, avec un petit rire féminin.

— J’estime avoir été payé jusqu’au dernier franc.

— Mais n’espère pas t’en tirer aussi facilement. Dois-je insister pour t’inviter à dîner chez mon oncle, ce soir ?

— Je considérerai cela comme un honneur, dit-il. À quelle heure et comment dois-je me présenter ?

— J’enverrai le chauffeur de mon oncle. Il t’attendra à l’entrée de Brady Field à 6 heures.

Pitt dressa les sourcils.

— Qu’est-ce qui te fait penser que je suis stationné à Brady Field ?

— Il n’y a aucun doute sur le fait que tu sois américain. Or, tous les Américains se trouvant sur l’île sont rassemblés là.

Teri lui prit la main, et l’attira pour s’en caresser le visage.

— Parle-moi un peu de toi. Quel genre de boulot fais-tu dans l’Armée de l’Air ? Tu pilotes les avions ? Tu es officier ?

Pitt fit tout son possible pour rester sérieux.

— Je suis l’éboueur de la base, dit-il.

Les yeux de Teri s’ouvrirent largement sous la surprise.

— C’est vrai ? Tu es beaucoup trop intelligent pour t’occuper des ordures.

Elle observa son visage buriné et fixa ses yeux d’un vert intense.

— Oh c’est bon, je ne t’en veux pas pour ton travail. Est-ce que tu as déjà été promu sergent ?

— Non, je n’ai jamais été sergent.

Soudain, un éclat lumineux dans les rochers à quelques centaines de mètres attira l’attention de Pitt. Un objet brillant venait de refléter un bref instant les rayons du soleil. Il examina le coin d’où l’éclair avait jailli, mais n’aperçut plus ni lumière ni mouvement.

Teri sentit sa tension.

— Il y a un problème ? demanda-t-elle.

— Non, non, ce n’est rien, mentit Pitt. Il m’avait semblé apercevoir quelque chose flottant dans la mer, mais ça a disparu.

Il plongea ses yeux dans les siens, et son regard se fit diabolique.

— Je crois que je ferais mieux de rentrer à la base maintenant. J’ai un tas de poubelles à ramasser.

— Je vais rentrer moi aussi. Mon oncle doit se demander ce qui m’est arrivé.

— Est-ce que tu vas lui raconter ?

— Ne sois pas stupide.

Elle se mit debout en riant, se frotta pour se débarrasser du sable sur sa peau et réajusta son bikini. Pitt sourit, en se relevant à son tour.

— Pourquoi les femmes donnent-elles toujours l’impression d’être timides et réservées avant de s’allonger et si vives et si sûres d’elles par la suite ?

Elle haussa les épaules gaiement.

— Je suppose que c’est parce que le sexe nous libère de toutes nos frustrations et nous rend plus terre à terre.

Ses yeux bruns flamboyèrent avec vivacité.

— Parce que, tu vois, nous les femmes nous avons aussi nos instincts animaux.

Pitt lui donna une claque enjouée sur les fesses.

— Allez, je te ramène chez toi.

— Ça va te faire une longue marche. La villa de mon oncle se trouve dans les montagnes, derrière Liménas.

— Où sont ces montagnes et où est Liménas ?

— Liménas est un petit village à une dizaine de kilomètres sur cette route, dit-elle en indiquant le nord. Mais je ne comprends pas pourquoi tu me demandes où sont les montagnes.

Son doigt tendu pivota pour désigner les dénivellations de l’intérieur de l’île, qui naissaient à un ou deux kilomètres par-delà la route.

— Comment appelles-tu ça ? demanda-t-elle.

— En Californie, là d’où je viens, on appelle tout ce qui fait moins de mille mètres de haut des collines.

— Vous les Yankees, vous n’arrêtez jamais de vous vanter.

— C’est un de nos passe-temps favoris.

Ils quittèrent la petite crique, en remontant le sentier sans se presser. Au sommet, rangée sur le côté du tarmac, se trouvait une petite Mini-Cooper, très chic et décapotable. La peinture verte du Racing Club britannique était clairement visible sous la couche de poussière de Thasos.

— Qu’est-ce que tu penses de ma voiture de sport ? Plutôt craquante, non ?

Pitt se mit à rire. Non pas tant à cause de son expression exagérée, mais parce que les Anglais étaient bien les seuls à qualifier une voiture de « craquante ».

— Parbleu ! Un sacré beau petit lot ! dit-il en essayant d’imiter sa façon de parler. Elle est à toi ?

— Oui, je l’ai achetée neuve le mois passé à Londres et je suis venue ici en la conduisant moi-même depuis Le Havre.

— Combien de temps comptes-tu rester chez ton oncle ?

— J’ai trois mois de vacances, donc je suis là pour six semaines encore environ. Ensuite, je prendrai le chemin du retour, par bateau. Traverser le continent en voiture, c’était très amusant, mais j’étais vraiment sur les genoux en arrivant.

Pitt lui ouvrit la portière, et elle se glissa derrière le volant. Elle farfouilla sous son siège pendant un moment, avant d’en sortir un trousseau de clés. Elle introduisit l’une d’elles dans le contact et fit démarrer le moteur. Le pot d’échappement toussa un peu avant de se mettre à ronfler.

Pitt s’appuya au montant de la portière et l’embrassa avec douceur.

— J’espère que ton oncle ne m’attendra pas avec un fusil.

— Ne t’inquiète pas. Les armes, il se contentera d’en parler. Il apprécie les membres de la Force Aérienne. Il était pilote pendant la Première Guerre mondiale.

— Pas possible, dit Pitt, sarcastique. Je parie qu’il raconte avoir volé avec Richthofen.

— Oh non, il ne se trouvait pas en France. Il a combattu ici, en Grèce.

Les sarcasmes de Pitt s’évanouirent et une bizarre sensation de fraîcheur l’envahit. Il agrippa le montant de la portière si fort que ses articulations pâlirent.

— Est-ce que ton oncle a jamais évoqué le nom de... Kurt Heibert ?

— Souvent. Ils avaient l’habitude de voler en patrouille ensemble.

Elle enclencha la première. Ensuite, elle fit un petit signe à Pitt, en lui souriant.

— À ce soir. Ne te mets pas en retard, chéri. Salut.

Avant que Pitt ait pu dire quoi que ce soit, la voiture miniature s’était éloignée sur la route. Il la suivit du regard, qui zigzaguait vers le nord. Le petit véhicule vert, entouré d’un nuage de poussière, franchit une crête sur la chaussée, et la dernière chose qu’il vit fut la chevelure noire de Teri qui s’agitait dans le vent.

Déjà la chaleur commençait à se faire moins plaisante. En flânant, il reprit le chemin de la base. De son pied nu, il marcha sur un objet pointu. Il poussa un juron étouffé, tout en sautant sur un pied pour essayer de se débarrasser du petit éclat de verre. L’ayant extirpé de son talon avec rage, il l’envoya valser dans un buisson le long de la route. Il reprit sa marche, mais en examinant le sol cette fois, pour s’éviter une nouvelle blessure. C’est alors qu’il remarqua des traces de pas dans la poussière. Quelle que soit la personne qui les avait laissées, elle portait manifestement des gros souliers ferrés.

Pitt s’agenouilla et examina les empreintes. Il pouvait facilement repérer ses propres traces ainsi que celles de Teri puisqu’ils étaient l’un et l’autre pieds nus. Sa bouche se tordit en une grimace sévère. À plusieurs endroits, les traces de chaussures recouvraient les empreintes de pieds nus. Quelqu’un avait donc suivi Teri jusqu’à la plage. Il leva une main pour protéger ses yeux, et regarda en direction du soleil. Il était encore assez tôt, aussi décida-t-il de suivre ces traces.

Les empreintes continuaient jusqu’à mi-chemin sur le sentier et obliquaient ensuite en direction des rochers. Les traces disparaissaient ensuite. Pitt escalada les rocs accidentés, descendit de l’autre côté et retrouva la piste qu’il suivait. Les traces retournaient vers la route, à quelques mètres du sentier cette fois. La branche d’un buisson épineux griffa le bras de Pitt, traçant de fines lignes ensanglantées sur sa peau, mais il n’y prit pas garde. Il s’était mis à transpirer lorsqu’il reprit pied sur la route. C’est là que les empreintes de chaussures ferrées se terminaient et que de larges traces de pneus apparaissaient. Les sculptures des pneus avaient dessiné dans la poussière de la chaussée une piste de forme très particulière, constituée de losanges.

Il n’y avait aucun trafic visible dans aucune direction, aussi Pitt installa-t-il tranquillement sa serviette au beau milieu de la route, s’y assit et entreprit de se figurer mentalement la scène telle qu’elle s’était vraisemblablement déroulée.

Celui qui avait filé Teri avait abandonné ici son véhicule, était allé jeter un coup d’œil à la Mini, puis avait suivi la jeune femme jusque sur la plage. Mais avant d’atteindre la crique, son suiveur avait dû entendre des voix, c’est pourquoi il avait bifurqué pour aller se cacher dans l’ombre des rochers. De là, il avait pu épier Pitt et la fille. Avant que la lumière de l’aube ne soit trop forte, l’intrus s’en était retourné vers la route, en se cachant derrière la ligne de rochers.

Le puzzle était élémentaire, et presque complet, à l’exception de trois pièces manquantes. Pourquoi Teri était-elle suivie, et par qui ? Une pensée surgit dans l’esprit de Pitt, et le fit sourire. La réponse la plus évidente était qu’il s’agissait d’un voyeur du coin. Si c’était bien le cas, le type avait eu droit à plus que ce qu’il espérait.

Un nœud se forma dans l’estomac de Pitt. C’était la troisième pièce manquante qui le préoccupait davantage. Quelque chose ne prenait pas dans cette construction logique. Il examina les traces de pneus à nouveau. Elles étaient trop larges pour appartenir à une voiture ordinaire. Elles n’avaient pu être faites que par un véhicule beaucoup plus massif, un camion par exemple. Il plissa les paupières, et son esprit rumina cette idée. Il n’avait pas pu entendre Teri s’approcher en voiture parce qu’il était endormi. Et le camion avait probablement roulé moteur éteint, avant de s’immobiliser, sans faire aucun bruit.

Dans son intense réflexion, Pitt se tourna vers les dessins de losanges tracés par les roues du camion, et qui couraient jusque sur la plage. La marée montante effaçait toute trace d’activité humaine. Il jaugea la distance entre la route et la mer et se mit à poser le problème à la façon d’un professeur de cinquième.

Si un camion se trouve en un point A et que deux personnes se trouvent sur une plage en un point B, distantes de 750 mètres de A, pour quelle raison les deux personnes n’entendraient-elles pas le camion faire démarrer son moteur dans le silence du petit matin ?

La réponse lui échappait, aussi Pitt haussa les épaules et abandonna la partie. Il saisit la serviette, et se l’enroula autour du cou. Il reprit le chemin de la base, en marchant le long de la route déserte et en sifflant « It’s a long Way to Tipperary ».